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Nous manquons d’amour, c’est certain. Nous semblons ne pas en avoir assez à donner et ne jamais en recevoir assez. Cela devrait nous convaincre que les effusions d’émotions ne sont pas toujours des effusions d’amour. La clef est ailleurs : revenir à soi, nous l’avons dit, et s’accompagner et s’éduquer afin d’apprendre, de mûrir et de donner corps et substance à son être. S’écouter, plutôt que se voir, et s’aliéner, dans le regard de l’autre. L’époque de l’image provoque de profonds mal-être : l’imposition d’un modèle de beauté, une oppression de l’apparence et un regard sur soi biaisé, « médiatisé », bon gré mal gré. L’époque est cruelle et les malaises douloureux. Dans toutes les sociétés, de plus en plus, et sans exception.

 

On remarquera que les anciennes traditions spirituelles d’Orient et d’Occident orientent systématiquement la conscience humaine vers la Nature. Elle est une école, elle est une initiation. Les éléments sont là, nous entourent depuis notre enfance et dans l’habitude. L’éveil de la spiritualité consiste à les regarder différemment, à voir en eux des signes, des célébrations et des concerts de chants, de louanges et de prières à l’ordre cosmique, à l’archétype universel, aux dieux ou à l’Unique. Cette conversion du regard est une conversion du cœur, le passage de l’état de celui qui observe à l’état de celui qui aime. La capacité à connaître, à reconnaître et à s’émerveiller provient du profond de l’intériorité, du « soi », de la conscience ou du cœur : elle exige une prise de distance avec le regard « immédiat », une disposition de l’intelligence et du cœur, un désir de proximité et souvent de sens. Alors l’ancien, l’habituel, devient nouveau. On y voit d’autres choses, que l’on avait ignorées, pas vues, pas notées…tout à fait négligées. Les éléments se révèlent à nous dans l’exacte mesure où nous nous révélons à nous-mêmes, où notre regard s’approfondit, se transforme et se densifie. Plus d’intelligence de cœur, de discernement spirituel, d’horizon imaginaire… plus d’amour. Si l’époque du progrès effréné et de la vitesse nous pousse à sortir de l’ennui en nous offrant toujours du nouveau, dans la surenchère des « nouveaux produits » et le consumérisme aveugle, les spiritualités, les philosophies, les religions et les arts nous appellent et nous invitent à mieux observer l’ancien, à trouver ce qu’il y a de perpétuellement nouveau en lui car jamais deux fois nous ne l’observons de la même manière, pour paraphraser la formule d’Héraclite. Il s’agit de discerner l’extraordinaire dans le plus habituel et le plus ordinaire : la Nature, le ciel, les éléments, notre environnement, notre entourage le plus commun. Changer de regard.

 

Les traditions les plus anciennes nous invitent à cette conversion intérieure, elle est l’étape initiale de tous les enseignements spirituels. Les spiritualités traditionnelles africaines (que l’on appelle trop vite et très approximativement « animistes ») ou amérindiennes font écho aux enseignements hindouistes et bouddhiques de même qu’aux révélations des monothéismes : la métaphysique habite le physique, l’extraordinaire se cache dans l’ordinaire, le sacré hante le profane et le sens se terre dans l’essence des éléments. Dans un texte parlant des traditions celtiques, Tissages (Weavings), Esther de Waal remarque qu’à notre époque de la technologie nous sommes capables « de voir plus » alors que nous voyons « moins ». L’étendue est inversement proportionnelle à la profondeur : les spiritualités celtiques, relève-t-elle, intègrent Dieu, le sacré, et l’extraordinaire dans le quotidien très ordinaire. Le poète anglais William Blake exprime la même intuition, recherche la même révolution du regard lorsqu’il écrit ces vers : « Voir un univers dans un grain de sable / Un firmament dans une fleur / Tenir l’infini au creux de sa main / Et l’éternité dans une heure ». Ce fut également la révélation du poète français Baudelaire : les Fleurs du Mal avaient déjà à voir avec le regard mais c’est entre ce recueil et les Petits Poèmes en Prose qu’il réalise que le poète doit chercher à extraire l’extraordinaire de l’ordinaire. L’alchimiste du verbe, qui « de chaque chose extrait la quintessence » et « de la boue » fait « de l’or », doit changer son regard : le Beau est dans le commun pour qui a une vue hors du commun. Rainer Maria Rilke répétera ces mêmes vérités de la spiritualité et de l’art : apprendre à regarder est une des façons d’apprendre à aimer. Ou peut-être est-ce le contraire : apprendre à aimer nous apprend à mieux regarder. Ou peut-être est-ce les deux, ensemble, contradictoirement, en tension et en harmonie. Eluard affirmait qu’il fallait aimer pour comprendre mais cette vérité ne peut exclure qu’il faille comprendre pour aimer. En amour, la logique d’Aristote était sans doute incomplète ou relative : deux thèses opposées peuvent être vraies, au même moment, et pour la même personne.

 

C’est avec ce regard de l’intérieur qu’il conviendrait d’observer les femmes et les hommes qui nous entourent. Apprendre à aimer, apprendre à regarder. Apprendre à regarder, apprendre à aimer. Au-delà des apparences, des rôles et des fonctions, s’imprégner des horizons intérieurs de ceux que l’on aime par habitude, par pulsions ou au détour d’un désir subit. Retrouver les chemins de l’émerveillement et s’efforcer de discerner l’original, l’extraordinaire, le nouveau non pas « au fond de l’inconnu » ou dans « le dernier modèle » mais dans le connu le plus naturellement exposé devant soi. Transformer la présence des êtres en paysage à découvrir encore et encore et les éléments qui les constituent en signes. Non pas multiplier la quantité mais densifier la qualité : il s’agit de l’exact opposé du consumérisme en amour, comme en amitié, comme dans son rapport au progrès technique. Un autre regard sur soi, un autre regard sur toi. Observer sa mère, son père, ses enfants, sa famille, son entourage plus large avec cette attention particulière de l’amour qui cherche l’extraordinaire miracle de la présence, le don du cœur, la singularité du « toi ». Dire « merci » à Dieu, au Cosmos, à la Nature et à « cet autre » qui nous ont fait, dans leur miroir, avec leur présence, à travers leur regard. Regarder, aimer, remercier … aimer, regarder, remercier… remercier, aimer, regarder…etc. Infinies combinaisons de l’amour.

 

« Toi », tu ne ressembles à personne. Mon cœur le sait, mon regard te le prouve. L’amour a besoin de preuves, tous les cœurs le savent. Apprendre à mieux aimer ceux que l’on aime est un exercice spirituel constant. Les psychologies modernes ne cessent de revenir à ces vérités premières que les premières spiritualités du monde nous avaient transmises déjà. « L’amour est à réinventer » disait le poète dans sa fougue et sa déception d’adolescent mais peut-être s’agit-il plus simplement d’avoir à le redécouvrir. Prendre du temps, de la distance, méditer, évaluer et se mettre en route : l’amour ressemble à la quête spirituelle parce qu’il est une quête de sens et de bien-être. Il appartient à chacun de découvrir l’extraordinaire qui se cache au cœur des présences si ordinaires de notre quotidien. Un trait de caractère, une émotion, un sourire, une expression, un regard, un sentiment, une blessure, un silence, une absence : tout parle à qui sait entendre. Entendre sans juger, ou plutôt juger qu’il n’y a rien à juger. Juger est humain, juger c’est aussi aimer, suspendre son jugement c’est mieux aimer… et aimer, malgré les jugements, c’est aimer vraiment.

 

 

Tariq Ramadan

(Extrait de L’Autre en Nous, Pour une philosophie du pluralisme, Presses du Châtelet, 2009)

 

 

 

Source: http://www.tariqramadan.com

Tag(s) : #L'Universel
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